Livre de bord

Journal de bord de Christian Pasquali entre Mar del Plata et Puerto Madryn, du 31 octobre au 9 novembre 2015. Où il est question d’une vielle trinquette qui se fait retailler, de lions de mer et d’oiseaux marins, mais surtout de baleines, plein de baleines! Et des jeunes de Ruca, enfants des rues de Buenos Aires émerveillés par une semaine de navigation d’anthologie.

Arrivée à bord, découverte et redécouverte de Fleur

En cette fin de journée du 31 octobre, nous arrivons ma femme Christine et moi sur le quai de Mar del Plata par un beau ciel bleu de Patagonie après 4h de bus depuis Buenos Aires. Fleur de Passion est à quai et nous regarde avec sa proue. Avec sa nouvelle robe bleu marine, ses nouvelles voiles blanches, il a fière allure depuis ma dernière visite à bord en septembre 2014. Yffig le bosco nous accueille avec son bon sourire breton. A bord, il reste encore du travail avant l'arrivée le lendemain du groupe de neuf argentins - sept jeunes et leurs deux accompagnateurs - de Ruca Hueney, un foyer situé en périphérie de la capitale argentine et qui, avec le soutien de l’association suisso-argentine Mate Cocido à Genève, apporte toit, santé et éducation à des dizaines d’enfants et d’adolescents laissés pour compte par le système ou leur famille. Ils étaient venus en visite à bord lorsque Fleur était à quai au Yacht Club Argentino de Buenos Aires. Cette fois, c’est pour embarquer pour de bon jusqu’à Puerto Madryn.

Christine découvre le voilier pour la première fois en vrai et ne cache pas sa surprise devant sa taille qui change significativement des photos qu’elle avait pu voir jusque-là. De mon côté, je redécouvre Fleur et ses changements avec excitation. D’abord, le yankee sur enrouleur qui a remplacé le vieux foc. A voir la taille de cette voile et le direct sur enrouleur, je me dis que trois personnes au bas mot seront nécessaires pour l’enrouler… Toutes les voiles (installées quelques semaine plus tôt au Brésil) sont flambantes neuves et immaculées. Seule la trinquette est vieille mais nous en avons amené une nouvelle depuis Genève (24 kg!).

La nouvelle cabine de timonerie qui doit protéger le barreur, reprise par Jean-Jacques dit « JJ », est déjà bien avancée. Les gabarits sont posés et il prépare les vitres en Plexiglas. La visibilité sera un peu réduite mais le confort, lui, sera bien apprécié par vent du sud.

Très vite, nous nous mettons à l'ouvrage en montant la nouvelle trinquette qui a maintenant fière allure face à l’ancienne, laquelle a vu toutes les météos et mérite une retraite après avoir servi depuis 2009 et les premières navigations du voilier sous l’ère Pacifique. Le choix de la gréer rapidement s'est révélé judicieux car le lendemain, le vent fort du sud, malgré la protection de la Marina, ne nous aurait pas permis de la monter.

Je m’informe ensuite de la météo: vent sud et sud-est, 15-20 noeuds prévus donc pas fort pour Fleur mais pas bon pour nous car debout et avec des gust à 30-40 noeuds annoncés. La vision satellite est très clair sur le sud de la Terre de Feu. Elle tourne et s'étend jusqu'aux îles Falklands et remonte sur un bon tiers de la Patagonie.

Christine poursuit sa découverte de Fleur de Passion dans ces belles conditions et continue son journal de bord. Jorge, le skipper argentin qui a pris le relais de Sébastien à Buenos Aires nous accueille avec un tendre sourire et une Parijada qu'il prépare à la nuit tombée. Beaux souvenirs de moments passé sur cette belle terre il y a 23 ans déjà.

Ruca à bord, premiers échanges culinaires et premières rencontres avec la faune locale

Après une nuit de rêve au calme, le groupe de Ruca arrive à bord au petit matin après un voyage en bus depuis la capitale. La poêle à frire est mise en action et le carré embaume bientôt le pain toasté. Que du bonheur ! Malgré le nombre de personnes à bord - 14 -, tout le monde s’accommode en bonne intelligence autour de la table. Les présentations vont bon train et Jorge, un peu seul sur le front linguistique, fait l'intermédiaire et me confie être content de me voir arriver pour faire le relai entre francophones et argentins. Avec plaisir, je redécouvre les expressions typiques de l'Argentine et ce phrasé tranquille. L’équipe de Ruca a pris ses réserve de maté et la cabessa fait rapidement le tour de la table. En retour, je leur propose la découverte de notre produit local, le Cénovis et seul le responsable du groupe, Omar, personnage charismatique et attachant, se risque à goûter. Les autres battent en retraite et seuls deux jeunes qui ont tenté l'expérience finissent par avaler par politesse mais non sans grimaces…

Il s'ensuit une matinée où je dépose Jorge et JJ à la capitainerie pour terminer les formalités de départ et j'en profite pour emmener trois jeunes et Christine voir de plus près une colonie de lions de mer (lobos) qui se sont nichés sur une plage toute proche. Certains spécimens n'ont d’ailleurs pas hésité à venir s'installer sur le bulbe de deux gros cargos au mouillage. Les places y sont chères et le mâle fait sa loi à coup de dents. On savoure ce moment particulier et je laisse 30 mètres à tribord entre le zodiac et ces premiers représentants de la faune locale que nous rencontrons. Ce ne seront pas les derniers…

Je continue en prenant la direction de la petite plage tout en gardant de la distance en voyant plusieurs spécimens femelles qui ont commencé à se rapprocher de notre frêle embarcation. Quelle aisance à la nage. Nous comprenons bien vite qu'il ne fait pas bon être poisson dans ces eaux froides, et pas que pour des raisons de température… Isolé par bâbord, un maginfique léopard croise notre route par devant et j’avertis nos équipier qu’il faut s'en méfier bien plus que les lions de mer car c'est un chasseur solitaire redoutable. Arrivé à proximité de la colonie des lobos, nous nous arrêtons et les observons, incrédules. Nous sommes ébahis de cette chance qui nous est offerte de contempler pareil spectacle. Après deux passages aller retour tout en respectant la distance pour ne pas les géner, nous croisons la route de plusieurs gros lions qui se dirigent avec leur grosse masse vers l'entrée de la marina sur une petite rampe en béton afin de prendre les derniers rayons de soleil. Le museau vers le haut et la crinière déployée, il sont énormes comparés aux femelles.

La trinquette trinque, mais c’est pour la bonne cause…

La journée continue et tout le monde s'affaire à différentes tâches inhérentes à la vie à bord en cette veille de départ. Avec Jorge, nous nous occupons aussi de faire le pont entre ces deux cultures car la langue reste une barrière pour nos deux Bretons et Christine qui tente comme elle peut de parler italien….

Après la vidange du moteur, les courses et diverses réparations, les choses avancent. Le gros souci est du côté des batteries qui ne chargent pas vraiment mais après quelques tests et un tél avec Sebastien, nous sommes tranquilisés. De mon côté, je me familiarise avec l’hydrophone manuel - le « yoyo » dans le jargon du bord - qui nous permet de collecter les sons sous-marins lorsque le voilier est à l’arrêt dans le cadre du programme "20'000 sons sous les mers". Quant aux équipements du programme Micromégas sur les polluants plastiques en partenariat avec Oceaneye, qui consiste à effectuer des prélèvements réguliers d’eau de mer pour en analyser les résidus plastiques, ils attendent leur heure sur le pont. Nous en sommes à ce jour au prélèvement 23 depuis le départ de Séville, et il y a encore de quoi en prendre 50 avant de réapprovisionner le bateau en kits de conditionnement.

Voyant les vents annoncés et soucieux que cette trinquette soit un peu trop grande, Jorge me propose de récupérer l'ancienne et d'y tailler une voile plus petite du type tourmentin afin de pouvoir parer à du vent fort du grand sud avec deux ris dans l’artimon; ça, c'était l’idée de départ. De là, tout va très vite suite à la visite à bord de Françoise, une habitante francophone qui se propose de nous aider via un ami de son mari qui connait un maître voilier. Et nous voilà bientôt avec Jorge sur le quai de la Marina avec la trinquette étendue comme sur la table d'opération. Un feutre indélébile à la main, nous nous lançons dans l’opération, qui commence par un tracé destiné à donner à la voile la forme voulue. Se faisant, je me dis que c'est un bon moyen de redonner vie à cette fière trinquette, et nous tâchons de lui donner une forme qui respecte le plus possible l’amure afin de ne pas trop découper cette partie charnière de la voile. Un point au stylo, quelques tracés et nous voilà fin prêts.

En attendant le pilote, la houle comme avant goût de la mer

Nous devrions être partis mais la météo du sud qui a généré de fortes vagues nous a contraints à retarder le départ d’un jour. Nous mettons à profit ce report pour optimiser notre nouveau tourmentin. Le maître voilier est là, et nous négocions le prix de ce travail avec Jorge. Entre latins, on se comprends vite et deux clins d'oeil plus tard, nous voilà d’accord sur un prix raisonnable.

La voile partie se faire retailler, nous en faisons de même avec Fleur et quittons le ponton pour profiter d’une météo calme à l'étale qui va nous permettre de sortir du petit port avant que le gros temps n’arrive. Marée aidante, nous effectuons une manoeuvre un peu délicate pendant laquelle Yffig nous donne un coup de pouce avec le zodiac. Nous mouillons plus loin. L'appareillage est prévu à 19h en présence - obligatoire - d’un pilote. Loin du port de la Marina, le tangage provoque déjà quelques premiers signes chez certains jeunes, qui ont soudain moins d'appétit pour le souper. Le pilote ne naviguant que de jour, nous perdons une nuit précieuse à l'ancre en attendant le lendemain.

Toutes voiles dehors, goélands, pétrels et autres guillemots

Avec quatre jours de navigation devant nous pour gagner Puerto Madryn, quelque 500 miles plus au sud, le départ se fait en grande pompe. Au début plein sud, un peu plus tard en grande eau, la forte houle atteignant parfois 5 mètres témoigne des vagues du soir précédant et met très rapidement toute l'équipe de Ruca hors course, excepté Omar qui tient tant bien que mal. Le vent n'est pas fort et complètement derrière ce qui nous empêche de mettre les voiles au portant car Fleur ne navigue pas complètement en vent arrière. Chemin faisant, au rythme des quarts de 3 heures chacun toutes les 6 heures, les levers de lune succèdent peu a peu aux nuits d'encre éclairées par la trace fluorescente de l'hélice ou, sous voiles, du safran dans les vagues.

La houle se termine enfin et toujours aucun vaisseau croisé sur notre route. Un jour avant d'arriver sur Puerto Madryn, le vent enfin nous offre le bon angle et nous voici presque toutes voiles dehors avec deux ris dans l'artimon, un dans la grand voile, le tout sous yankee et trinquette à l’avant. Avec sa magnifique allure à 5-6.5 noeuds par vent de travers, nous voici enfin dans le silence du vent. Au large de Bahia Blanca, des courants nous font passer de 6 à 3,5 noeuds sous toile. A voile, au moteur avec ou sans pilote automatique, nous sommes tout le temps accompagnés de différents oiseaux. Goélands, sternes et pétrels. Enfin, lorsque la côte devient visible le 6 novembre, le soir par un ciel auréolé reflétant les lumières de la ville, on remarque des guillemots, sorte de pingouins qui flottent dans l'attente dont ne sait quoi.

Les jours passent et défilent sans que vraiment le temps ne s'arrête car il y a toujours quelque chose à faire en manoeuvre de gréement, en salle des machines, en cuisine ou au ménage. Et quand le temps le permet, plutôt que de lire, on essaye de grappiller quelques moments de sommeil ici et là pour être d'attaque durant les quarts.

Des baleines, plein de baleines

Nous arrivons bientôt vers la Péninsule de Valdès et sa célèbre baie, sacrosainte pouponnière des baleines franches australes, des pingouins de Magellan, des loups de mer (Lobo marino de un pelo), des éléphants du sud, des dauphins sombres, des orques et autres créatures marines. Les baleines en particulier y batifolent, refont le plein et sont le plus souvent accompagnées de leur petit d’octobre à janvier, comme c’est le cas en ce moment. Ce mammifère fait entre 13 et 15 mètres et sa tête qui fait près du quart de sa taille est souvent chargée de mollusques.

Au cours de cette dernière nuit de navigation avant l’arrivée à Puerto Madryn, alors que l’étrave fend la nuit d’encre juste avant le lever de lune, tout le monde attend fébrilement et guette la surface des flots. Cette fois, tous les jeunes sont sur le pont, même les trois qui auront été malades durant toute la descente depuis Mar del Plata mais qui cette fois refont surface s’affairent à toutes les tâches du bord auxquelles ils n’auront pas pu participer. Attente silencieuse et fébrile de ce moment magique où une baleine crèvera la surface.

Avec tout l’équipage désormais d’attaque, les quarts deviennent plus faciles et on sent l'excitation de l'arrivée. Nul ne relâche pour autant son attention dans les tâches qui sont les siennes, surtout à la barre. Sur la carte de l'ordinateur, Fleur avance à bonne allure et l’approche de la péninsule se précise. Cap au 235 pour 3 miles encore et ensuite, c’est l’entrée dans la baie, silencieuse et vigilante pour éviter les hauts fonds.

Ici, la navigation est très régulée. Seules six entreprises sont habilitées à se rapprocher des baleines pour en faire profiter les touristes et gare à ceux qui s’y essaye sans autorisation. Pour notre part, nous avançons un peu comme un vaisseaux fantôme dans la nuit, en silence, au centre de cette baie en direction de Puerto Madryn visible uniquement sur la carte, à l'écoute du moindre son, du moindre signe de jet, mais rien jusqu’ici…

Mon quart se termine a 3h et j’en profite pour aller me coucher, gageant qu’au matin une surprise nous attendra. Le matin est là et toujours rien. Sur le pont, je vois les jeunes, les yeux écarquillés d’avoir attendu la fin de la nuit dans l’espoir de la voir… Ils titubent sur le pont sans se départir de leur sourire malgré la fatigue. Alors que je me serre un café, j’entends Christine donner l’alerte. En bonne pisteuse, elle est au bout de la proue et indique la direction.

La nageoire relevée comme pour nous dire “venez”, le mammifère nous invite à changer de cap et nous nous dirigeons vers celle qui nous fait signe. Alors que nous l’approchons, nous constatons qu’elle n’est pas seule. Accompagnée de son petit, elle reste à côté de lui et s’accommode de notre présence pour notre plus grand plaisir.

Le soleil nous fait face. Aussi Yffig entame-t-il une manoeuvre pour nous mettre dos a l’astre pour nous permettre de contempler le spectacle qui s’offre à nous. Les baleines sont là qui tournoient devant nous et tapotent la surface de l’eau de leur nageoire, quand elles ne nous font pas profiter de leur jet lorsqu’elles émergent après avoir plongé quelques minutes.

Alors que nous sommes au mouillage, il faut nous rendre à l’évidence: on voit des baleines surgir d’un peu partout, même entre deux planches à voiles qui tirent un bord gentil par un petit 2-3 Beaufort. Incroyable! Et c’est dans ce décors fait de souffles, de jets, de têtes et de nageoires que nous prenons un déjeuner d’anthologie… Du délire!!

Ce sont ces images que nos jeunes de Ruca emportent avec eux en quittant le bord. Ils sont arrivés au terme de leur navigation à Puerto Madryn et retournent à Buenos Aires partager l’expérience qu’ils viennent de vivre, intense, inoubliable. Et tandis que de nouveaux passagers prennent place à bord, nos voeux les accompagnent. Ils ont été d’une joyeuse compagnie et c’est plein d’émotion qu’on les imagine désormais raconter autour d’eux ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont vécu…

La nuit est maintenant bombée sur la baie, et les baleines quant à elles sont toujours là à nous manifester leur soufflante et claquante présence dans le noir, toutes proches. Il faut se pincer pour se convaincre qu’on ne rêve pas…