Livre de bord

De Tahiti à Nouméa, de début septembre à fin octobre 2016, Thérèse Guyot a embarqué sur Fleur de Passion comme équipière pour prolonger dans le Pacifique sud l’expérience, la première, vécue quelques mois plus tôt lorsqu’elle avait sillonné les canaux de Patagonie lors du passage du détroit de Magellan.

Entre Polynésie française et Nouvelle Calédonie, elle a rédigé ce témoignage très personnel et intime, très émouvant, une véritable ode à Fleur de Passion, à sa personnalité et aux bienfaits que la navigation à l’abri de ses voiles procure, dès lors qu’on est prêt à la lenteur, aux aléas de la mer et de la vie à bord, prêt à une forme de lâcher prise qui apporte sérénité et ressourcement. De quoi se laisser gagner par l’envie... de mettre les voiles et d’embarquer pour l’aventure et sa part de contemplation. Car rappelons-le, The Ocean Mapping Expedition, voyage de 4 ans autour du monde dans le sillage de Magellan, est ouvert à quiconque souhaite embarquer comme simple équipier, pour une semaine ou plusieurs. Bienvenue à bord! Et bonne lecture.

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Cher Fleur de Passion,

Retrouvailles... Après huit mois, je foule une nouvelle fois ton pont, ton charme a opéré. Faut dire que tu avais mis toutes les chances de ton côté lors de notre première rencontre. M’accueillir pour les fêtes de fin d’année 2015 dans l’un des plus beaux endroits de la terre, la Patagonie, plus précisément ses sublimes fjords avec ses glaciers couleur myosotis profond qui tirent leur révérence à notre passage jusque dans les eaux glacées de Puerto Natales, le nom déjà fait rêver, le bout du bout du monde.

Je n’ai pas résisté longtemps à ton appel pour à nouveau te rejoindre. Je sais, je succombe chaque fois que j’aime, je suis prête à tout lâcher pour vivre un rêve.

Je suis à mi-chemin de mon séjour, déjà quatre semaines que je suis à ton bord, c’est aussi le temps qu’il m’a fallu pour être entièrement là, dans le moment présent. J’ai lu dernièrement que le sage n’a plus rien à attendre ni à espérer, parce qu’il est pleinement heureux rien ne lui manque, et parce que rien ne lui manque il est pleinement heureux...

Je suis bien loin d’être un sage, pourtant tu réussis à me procurer cette sensation de non-manque. J’ai lutté, vu que je n’aime pas perdre le contrôle. Toi, patiemment, imperturbablement avec ton va-et-vient continuel, avant-arrière, bâbord-tribord, te relevant et t’enfonçant dans ces eaux sans fond... Tu me dis viens, je t’attends, laisse-toi aller, vis le moment présent.

J’aime m’allonger à même ta carcasse quand tes voiles ne sont pas déployées et regarder ton lancinant balancement, tel les graminées dans une prairie naturelle sous un ciel de juin. Tu laisses la douce brise ou le vent rageur te caresser, ton plaisir est visible, j’en frémis de ravissement, si ce n’est pas le bonheur, ça lui ressemble étrangement.

Je pensais que tu étais le capitaine à bord. En vivant vingt-quatre heures sur vingt-quatre à tes côtés, j’ai pris conscience que tu subis les éléments, qu’ils soient météorologiques ou humains. Tu acceptes tout, avec un calme à faire pâlir le plus flegmatique des anglais. Rien ne te perturbe, tu t’adaptes aux circonstances inconditionnellement; résigné? Je ne pense pas, plutôt une philosophie de vie.

Tu me fais découvrir des endroits magiques et des paysages de toute beauté. La nostalgie m’envahit quand le crépuscule pointe à l’horizon avec cette sensation de petite mort, répétition pour le grand soir. L’émotion n’est pas très loin, la nuit pendant mon quart, lorsque que je lève les yeux aux confins de l’univers et me laisse envelopper par les milliers de diamants qui l’habitent.

Te retrouver à nouveau, à la croisée des chemins, faire le vide dans le silence, quand c’est possible. Les sages tibétains ne disent-ils pas que la vérité est dans le silence.

Je ne peux que conseiller à tous ceux qui ne savent plus où ils en sont, à tous ceux qui se posent la question du sens de leur vie, qui se demandent à quoi ça sert tout cela, je ne peux que leur conseiller de venir passer quelques semaines à ton bord. Ce n’est pas de tout repos, faut pas croire, pourtant qu’elle belle expérience pour éventuellement se rendre compte de ce que l’on a, ou alors diriger son regard et ses pas dans une autre direction, oser faire le saut. Ne pas avoir peur, j’ai lu que la peur de souffrir est pire que la souffrance elle-même. Je ne peux que confirmer, et inviter chacun à vivre sa légende personnelle, poursuivre sa quête pour atteindre l’inaccessible étoile, car il meurt lentement celui qui n’ose pas. Quelques-unes de ces réflexions me viennent de mes nombreuses lectures à ton bord.

Tu n’apprécies pas que je te sois infidèle avec mes lectures, tu as tout fait pour me dissuader. Ta technique implacable, ton ami le vent pour une houle entêtante et sans pitié, jusqu’à ce que mon estomac se retourne sur lui-même. D’ailleurs, je me demande si ce n’était pas pour me tester, voir ce que j’avais dans les tripes. Après cette période d’apprivoisement, nous avons créé un lien, aujourd’hui, pour moi tu n’es plus un quelconque bateau parmi tant d’autres.

Je reviendrai rêvasser dans tes voiles, caresser tes cordages, me laisser bercer par ton va-et-vient sans fin. Je souhaiterais juste un peu plus de silence pour écouter ta musique et entendre cette petite voix blottie tout au fond qui ne demande qu’à être reconnue......

Polynésie, Pacifique sept-oct. 2016

Thérèse Guyot